Ces temps-ci, Haru ne va plus trop à la cantine seul.

Ce n’est pas qu’il n’aime pas les plats concoctés.Haru n’est pas un enfant difficile et il supporte un peu près tout sauf le pimenté. Mais, la dernière fois il y a eu ces regards qui l’avaient mis mal à l’aise. Autant en primaire à l’hôpital, tout le monde le connaît et personne ne le questionne sur ces mots d’un autre continent et à son faciès entre deux mondes. Mais le réfectoire, c’était un peu différent, et il croit entendre des messes basses sur lui.

Et les remarques de sa demie-sœur n’a sans doute pas aidé le rassurer.

Sa mère est passée une semaine sur l’île et ils ont pu passer du temps tous les trois. Si son aînée l’ignore les trois-quarts de l’année, elle peut être de bonne compagnie en présence de leur génitrice. D’après ses dires, il semble que les collégiens l’aient vu une fois avec ses vrais iris et on théorise sur son Alice « probablement exotique ».

Même si la pierre d’Alice de sa mère permet de changer ses yeux, le pouvoir s’estompe en une semaine. Il arrive quelques fois que cela arrive plus tôt en journée et la dernière fois, c’était justement à la cantine. Même s’il a pu rectifier le tir, il en garde encore un peu d’agitation.

Mais il y a des frites aujourd’hui et Hisao a un livre pour lui. Alors malgré la peur, il entre dans la grande salle avec le sourire.

Haru adore Hisao, même s’il ne comprend toujours pas pourquoi il l’appelle sempai. C’est un garçon timide, mais il aime lire comme lui et il adore l’écouter parler des plantes. Il n’a pas fallu beaucoup plus pour que leur amitié naisse. Maintenant qu’il est au collège, il le voit un peu moins, mais le primaire est toujours content de le retrouver. Et puis maintenant qu’il a un portable, il pourra même lui parler à distance.

Il avait l’impression d’avoir gagné un an avec son téléphone et d’être un grand et il se sait pas s’il aime vraiment ça.

Haru est arrivé un peu tard, alors la plupart des tables fourmillent. Il reste cependant des frites (soulagement) et il prend avec un steak haché à l’Européenne et un yaourt. Il prend son plateau et recherche son ami qu’il retrouve rapidement. Tout sourire, il navigue avec aisance entre les tables et rejoint son camarade «  Hiiii-chan ! » Son surnom sert de salutations. Pas le temps pour les politesses. Il pose le plateau à côté du collégien et il l’assène  directement par la question fatidique :

« Alors ce livre ? C’était comment ? Dis-moi tout ! »

Haru ne peut pas être plus sérieux pour la lecture. Son repas peut attendre, il DOIT savoir.

Haru n’est qu’un enfant après tout.

Haru écoute son ami, comme à la messe. Il ne connaît pas le livre (surtout qu’Hisao lui a omis son titre.). Il découvre donc l’épopée au son de sa voix. Paris, c’est en France de son souvenir. C’est donc en Europe ? L’enfant se demande si son père a pu y aller ( sa mère, elle,voudrait voir la Tour Eiffel.). Mais il semble que le périple soit maritime.

Le primaire aime bien l’eau, il sait nager et il s’est déjà baigné dans les plages de l’île, mais il s’interroge sur les marées. Bien que Kagami soit dans l’océan, ce phénomène ne touche pas ses berges. Est-ce que l’on ressent la marée sous l’eau ? Mais Haru ne l’interrompt pas.

Au lieu de cela, il prend une frite.

Il aime bien le nom de Nemo, cela lui rappelle un poisson qu’il a vu quand il était tout petit. Est-ce une référence ? En plus, Isao est un bon acteur quand il n’est pas effrayé, alors Haru se prend au jeu ; il hoche périodiquement et accompagne son entrain par des onomatopées. Il n’a aucune idée à quoi peut ressembler une anguille – il cherchera ce soir sur l’intranet-, mais cette lecture promet des dépaysante.

Il prend un morceau de texte et lorsque son compagnon finit sa tirade, il affirme avec tout la sincérité du monde : «  Si tu me le proposes, c’est qu’il est bien ! », Ses jambes se balancent au rythme de ses phrases. «  Je me demande si j’aimerais être dans un sous-marin. Je pense que je serais un peu claustrophobe, et puis je ne pense pas que l’on puisse ramener un piano... ». L’enfant soupir, car son rêve est déjà brisé.

Il entend des chuchotements, mais il les ignore pour l’instant. Il entame bien son plat. Il ne reste que la moitié de son steak.

«Cela m’avait manqué les frites. Ces temps-ci, je cuisine avec Tetsu, mais j’ai pas appris à en faire… Un Alice pour faire des frites, ce serait tellement cooool ! »

Haru est le plus sérieux du monde.

Haru est de bonne humeur, après tout, il parle d’un livre inconnu avec son ami. Il se laisse facilement tenter à imaginer un piano dans un sous-marin, mais l’enfant n’est pas sûr qu’une baie vitrée peut tenir dans les profondeurs. (sinon cela aurait été fait avant sans doute.).

Mais L’enfant sent bien la gêne d’Hisao.

Haru parle de son futur Alice avec désinvolture, pour justement que cela n’a pas tant d’importance. S’il y pense un peu trop, il serait terrifié. Le primaire préfère cette distance, qu’il a le choix, mais il ne l’aura pas. Son père est un mystère à cause de son Alice, et sa sœur le détesterait davantage s’il a plus de change qu’elle à la loterie.

Mais il est vrai qu’il est peut-être plus simple d’apprendre à faire des frites que d’espérer le bon Alice.

L’idée d’Hisao est bonne, mais Haru hésite. S’il n’y a pas le besoin de prendre des frites, Haru ne sais pas si aurait le courage de revenir dans le réfectoire (il semble entendre des messes basses à son égard.) « Pourquoi pas ? » Haru ne sait cependant pas dire non à une nouvelle expérience.

Il ne reste plus grand-chose de son repas à ce stade.

L’enfant prend sa dernière frite et s’étouffe presque à la question de son ami. A vrai dire, il ne comprend pas tout de suite Hisao et son regard se trouble un instant. Haru est encore jeune, et même si son monde s’est effondré une fois, il ne croit pas que cela puisse se reproduire de nouveau. Les amitiés sont éternelles, il envoie encore des lettres aux rares âmes avec qui il avait pu créer un lien. Haru ne peut pas imaginer la fin, et cela l’effraie bien plus que tous ses livres d’épouvantes.

Cela lui servirait à quoi de se forcer à être aimable dans ce cas ?

Cette question le trouble, mais il tente de garder un peu de sang-froid. Le collégien partage son angoisse, et cela reste compliqué à appréhender. Il se demande un instant si c’est sa faute Il a cru qu’il a pu le tranquilliser, ne serait-ce qu’un peu. Ne lui a-t-il pas assez dit qu’il l’apprécie ? Cela le rend un peu triste de le voir ainsi, mais il y a des choses que l’on ne contrôle pas.

Il enfouit cette appréhension sous le tapis, il la gérera plus tard, quand Hisao sera moins animé.

Il lui sourit alors et répond pour le rassurer, mais peut-être un peu pour lui.

« Pas de raison ! Après tout, si j’ai un Alice, j’aimerai aussi lire des livres ou t’aider avec les plantes non ? » Il espère que ce sera le cas. « Puis tu vas aussi avoir un Alice, il y a même plus de chance que ce soit toi avant ! Tu ne vas pas plus me parler si c’est le cas non ? » Le primaire commence à douter, même s’il ne le veut pas. Il avale cette pensée en même temps que sa pomme de terre.

« Tout va bien, on sera toujours ami ! » C’est un vœu tout aussi sincère. Ils seront toujours amis.

Mais les murmures deviennent audibles et Hisao doit avoir entendu cette fois.

« Il n'avait pas les yeux dorés la dernière fois ? Tu penses que c’est un Alice ? Mais il est Latent ? Tu  crois qu'il cache un truc l'Haafu?»

Haru se raidit, mais il ignore les voix. Il ne veut pas les entendre, il ne veut pas en parler. S’il l’ignore suffisamment fort, cela n’est pas arrivé. C’est pour cela qu’il parle un peu plus fort.

« Je t’accompagne à l’hôpital, si tu as le temps sinon on peut aussi chercher une recette à la bibliothèque pour les frites. »

C’est plus rapide l’intranet, mais il fera n’importe quoi pour partir avant que l’on ne lui adresse la parole

Son père aurait retourné la table, mais il n’est pas aussi sauvage que son géniteur.