Tu le regardes de loin depuis longtemps déjà.
Depuis le début, même, peut-être.
Repéré, tu ne sais pas même pas trop pourquoi, dès votre premier cours de RTA ensemble.

Tu as essayé d'ignorer, pourtant.
Le fait qu'il fasse battre ton cœur
un peu plus vite
un peu plus fort
dès que tu croises son regard
(tes joues qui chauffent)
parce que tu n'as pas le temps pour ça -
pas forcément l'envie non plus
(la peur qui noue ton ventre – ça faisait longtemps, pour un assigné homme).

Mais il est beau et tu ne peux le nier.

Il est beau mais il y a quelque chose d'immensément
triste
dans ses pupilles, lorsque tu oses le regarder, lorsqu'on vous mets ensemble pour les exercices et que tu dois lui parler.
Et toi, ça te perturbe. Ca te secoue dans tous les sens, parce que t'as l'impression que tout le monde s'en fiche un peu, qu'il n'aille pas bien. Qu'il ait peut-être envie de sauter du toit. Tu ne peux que comprendre cette douleur-là, celle de l'ignorance. Les bleus sur ton corps trop longtemps ignorés, eux aussi. Les bleus de l'âme qui, eux non plus, ne sont pas plus considérés que ça.
Mais tu n'es pas mieux, Tetsu ; parce que tu as beau le savoir, tu n'oses pas t'approcher. Lui demander. Le plus simplement du monde, pourtant, tu le sais, qu'il n'y a pas besoin de fioritures, de grands discours, que parfois, une simple question suffirait, mais tu n'oses pas.
Parce que vous n'êtes pas proches
Parce que vous ne vous connaissez qu'à peine
trop peu
si peu
pour
l'approcher
(lui tendre la main).

C'est ce que tu t'es répétée, pendant longtemps.
Mais assis.e là, dans la salle commune, tes cours de véto en mains, à le dévorer du coin de l'oeil entre deux relecture, tu te sens soudain pousser des ailes.

Tu t'élances. Te lèves. T'approches de lui.

« Jessie ? » Que tu l'interpelles du bout des lèvres. Jessie, regarde-moi. Jessie, écoute-moi. Jessie. Jessie. Jessie, je suis là. Me vois-tu ? M'entends-tu ? Me considères-tu ?

Tu la poses, cette fameuse question.
De quelques mots, seulement.

« Tu es sûr que ça va ? »

Et ça n'est peut-être rien,
ça ne va sûrement rien avancer, rien arranger mais
c'est un début et
dans les livres, tu as
toujours aimé les
commencements.

Maintenant que tu as lancé la bombe, que la question est passée, tu te dis que tu n'aurais peut-être pas dû.
Que tu n'aurais peut-être pas dû oser.
Que tu n'aurais peut-être pas dû parler.
Que tu es curieux.se, indiscrète ; que tu mets ton nez là où il ne faut pas, dans les affaires qui ne sont pas la tiennes. Ce n'est pas cette image-là que tu veux renvoyer, pourtant ; ce n'est pas cette image-là que tu veux lui donner. Mais c'est trop tard et maintenant, tu en viens à regretter. L'angoisse qui monte comme du lierre, qui s'enroule autour de ta gorge comme un serpent. Qui te compresse, t'étouffe un peu, te donne presque envie de pleurer.

Parce que tu as encore du mal avec l'image que les autres ont de toi ; parce que tu voudrais toujours passer pour la gentille, peu importe à quel point tu essaies de passer au-dessus.

Et son livre se ferme, déposé à ses côtés. En plus de cela, tu l'as dérangé. Tu ne t'en es pas rendu.e compte avant, trop occupé.e à réfléchir sur quoi faire, quoi dire, comment faire et comment dire – mais Jessie dormait, peut-être, tu crois – sûrement. Et il finit enfin par te répondre ; par une autre question, mais c'est une réponse quand même. « Je pense ? Oui. » Parce que le but n'est pas de le remettre en question ; le but est de lui faire voir que tu t'inquiètes vraiment pour lui. « Ah... » Souffles-tu alors, lorsqu'il te demande ce que tu vas faire s'il te répond non. C'est vrai, que vas-tu faire ? Avec tes tous petits bras, ta grande gueule et ton regard inquiet ? Que pourrais-tu faire, toi qui n'est rien ; se rappelle-t-il seulement de ton prénom ?

Pourtant, tu ne te laisses pas abattre.
Question d'habitude, sûrement.
« Je te demanderais ce que je peux faire pour t'aider. » Finis-tu par conclure après moult réflexions. Ton regard qui se perd loin, très loin, durant ces moments-là, avant de revenir sur lui. Les traits de son visage que tu dessines (il est beau), son regard dans lequel tu plonges (il est beau), l'envie de t'approcher et de l'embrasser, d'aspirer toutes ses mauvaises pensées. « Moi ? » T'exclames-tu, surprise. Les sourcils qui se haussent haut, très haut lorsque tu te rends compte que oui, il te le demande bien à toi. « Oh... Oui. Oui, je suis sûr.e que ça va. » Il y a toujours des hauts et des bas, mais contrairement à autrefois, tu peux lever la tête et l'assumer : maintenant, tu vas bien. « Je m'inquiète juste pour toi. » Tes yeux se baissent, tu mordilles ta lèvre. « Pardon, je ne devrais sûrement pas. Je veux dire, on se connaît à peine. Je suis désolée. »

A force de t'excuser pour tout et rien,
tu le fais même
sans y penser.

Surprise lorsque tu entends ton prénom sur ses lèvres. Tu ne devrais pas, pourtant. Cela fait un moment que vous êtes dans la même RTA – depuis que tu es arrivée. Maintenant que tu y penses, tu l'as toujours vu, dans les couloirs, lors des cours, jamais dans la même classe mais toujours présent, partout où tu vas. A-t-il toujours été là ? Ou est-ce ton fantôme personnel, qui te hante où que tu ailles ?
Ce n'est pas quelque chose que tu lui demanderas.

Tu hoches timidement la tête, soudain beaucoup moins assurée dans tes gestes et dans tes mots. C'est comme s'il t'avait mis.e à nu.e d'un simple regard, d'une simple attention – se souvenir de toi c'est te rendre réel.le, tangible. Tu existes à travers lui et cela te fait étrange, d'être vue par quelqu'un comme lui.

Il te dit qu'il ne faut pas s'inquiéter,
mais toi
tu as du mal à y croire.
Parce qu'il n'a vraiment pas l'air bien, Jessie
parce qu'il n'a vraiment pas l'air heureux, Jessie
Mais qu'est-ce qu'avoir l'air heureux, au fond ?
Tu ne penses pas, en tout cas, que la joie
puisse porter ce visage-là.

« Oh... Je ne sais pas ? Peut-être que ça ne se fait pas. Ou que – je te dérange. Je ne sais pas. » Il te prend de court en te demandant pourquoi tu ne pourrais pas. C'est vrai, pourquoi, après tout ? Tu as le droit d'avoir tes pensées, tes impulsions, tes envies – rien qu'à toi. Tu es pourtant la première à le revendiquer, d'habitude. Mais ici, face à lui, tout est sans dessus dessous. « D'accord. » Finis-tu par souffler, abdiquant. Pour cette fois. Pas envie d'argumenter, encore moins quand tu sais qu'au fond, tu as complètement tort de t'excuser.

Puis, Jessie avoue que ça ne va pas vraiment et
ça te retourne plus que tu ne veux bien l'avouer.
Le cœur au bord des lèvres, léger tremblement des mains
l'envie de le prendre dans tes bras qui te tiraille les entrailles mais
tu n'en fais rien – vous ne vous connaissez que trop peu.

Alors à la place, tu lui offres ce que tu lui as promis – une oreille pour écouter, une épaule pour le soutenir, tu t'installes à ses côtés dans le siège qu'il te propose et tu souris doucement à ses questions. Il te donne l'impression de faire face à Haru, petit enfant trop grand qui porte sur ses épaules beaucoup de questions sans réponse. « Je suis sûr.e parce que j'ai déjà été mal et ça n'était pas comme ça. » Ton regard se porte au plafond, tu as un petit sourire aux lèvres en essayant de trouver tes mots. « Je suis sûr.e parce que je me sens légère, flottante, parce que je suis à côté de toi et que je me sens bien. Ca suffit pour être sûr, je crois... » Tu reportes ton attention sur lui. « Et toi, alors ? Pourquoi ça ne va pas vraiment ? »

Tu as l'impression d'avoir été prise à ton propre piège.
Herbe coupée sous le pied,
fauchée
bouche bée.

Tu le dévisages en te demandant comment vous aviez pu en arriver là, sans pour autant réussir à trouver une réponse adéquate. Ou plutôt, en ayant trop de réponses à fournir, à ne plus savoir quoi en faire. Et vous voilà, à vous dévisager l'un l'autre, incapable de vous comprendre.

Tu avais juste voulu l'aider,
mais tout tourne au désastre à tes côtés
(tu devrais le savoir)
et l'angoisse monte de ne pas pouvoir répondre à ses attentes.
Tu déglutis, pinces tes lèvres
te retrouve soudain sans voix.

« Je... C'est que... » Tu bafouilles piteusement. Parce que tu ne sais pas comment faire pour le faire sentir comme toi – parce que tu n'y es pas parvenu.e en un instant, toi non plus. Qu'il a fallut du temps, beaucoup de cauchemars, de tendres et douces rencontres à l'académie Alice. Des consultations psy, aussi, parce que rien n'est jamais simple avec le genre humain. Alors toi, comment pourrais-tu prétendre le rendre léger et flottant en un claquement de doigts ?

Tu ne peux pas
tu n'es pas Dieu
tu aimerais lui dire ça mais
il te regarde et
tu fonds, neige au soleil.

« Ca ne se fait pas comme ça... Surtout qu'on ne se connaît pas assez. » Tu ris légèrement, gêné.e ; tu passes tes doigts entre tes mèches, les tire un peu, t'infliges une petite douleur pour essayer de te sortir de ton état de transe. « Mais je... Je veux bien essayer... De t'apprendre. Si tu veux. » Tu ne sais toujours pas comment faire, tu es novice en la matière.

Tout n'est pas toujours rose, tes (trop) nombreuses crises d'angoisse en sont la preuve.
Les cauchemars et
les sursauts lorsqu'il y a un geste trop brusque devant toi
mais tu fais toujours
de ton mieux.

« Quand je suis triste, je pleure. Quand je suis heureuse, je rigole. J'essaie toujours... Toujours... De vivre toutes les émotions intensément, même si c'est parfois – non, souvent... Souvent, épuisant. » Tu ne sais pas si tes explications sont compréhensibles, ni même si elles vont servir à quelque chose. « Quand j'ai quelque chose à dire, je le dis. Quand j'ai quelque chose à faire, je le fais. Par exemple... » Tu n'arrives pas à croire à ce que tu t'apprêtes à faire, mais
c'est bien la meilleure façon de lui faire louper un (voir plusieurs) battements – l'effet de surprise.
Alors ta main se pose sur sa joue, et tu t'élances.

Souffle contre souffle,
là, en plein milieu de la salle commune (les rumeurs vont aller bon train)
tu portes ton cœur
et c'est le tien
qui semble s'envoler.

Tu ne sais pas ce qu'il s'est passé.
Tu t'es sentie pousser des ailes
Tu t'es sentie t'envoler
et te voilà, lèvres contre lèvres.

C'est rapide, c'est chaste. Rien de très extravagant, comme toi – parce que le geste en lui-même l'est déjà bien assez. Les chuchotements autour de vous s'accélèrent, la rumeur se propage aussi vite qu'un éclair lors d'un orage.

Tu te dis qu'il rit beaucoup pour quelqu'un qui va mal – mais combien de ses rires sont-ils vrais ? Tu aimerais qu'ils le soient. Tu aimerais le faire rire et sourire comme il n'a jamais ri et souris auparavant – tu aimerais devenir sa précieuse.

Il ne semble pas fâché, Jessie. Plutôt amusé. Il te demande si tu en avais envie et tu viens remettre une de tes mèches derrière ton oreille, rougissante. Tu es soudain bien timide, effarée du geste que tu as pu avoir. Tu ne te savais pas comme ça, Tetsu, et pourtant. Voilà une part de toi bien courageuse qu'il vient de te dévoiler. « Oui. Plus qu'envie. » Presque un besoin Réponds-tu donc simplement lorsqu'il te demande si tu en avais eu envie – parce que c'est vrai, et parce que tu seras toujours quelqu'un d'honnête.

Et son sourire qui continue d'être là,
qui continue de te faire fondre...

Il faudra que tu en parles à Tatsuya, dans ta prochaine lettre.
D'à quel point son sourire a un effet sur toi
comme juste Kyrian a pu avoir avec toi, il y a longtemps.

Est-ce que tu flottes, Tetsu ? La réponse te paraît évidente, mais peut-être pas pour tout le monde. Alors, de nouveau, tu hoches la tête. Lui confirmes que oui. Tu te sens légère, comme sur un petit nuage. Pas très haut non plus, encore choquée par ton propre geste, ta propre façon d'agir, d'être.

Mais flottante tout de même.

« Oui, je sais. » Réponds-tu lorsqu'il te dit que tu es bizarre. Parce que tu te trouves bizarre, toi aussi. A te demander quelle mouche a bien pu te piquer. Et déjà l'envie qui bout dans tes entrailles, celle de recommencer. Tu viens passer tes mains sur ton visage, appuyer sur tes joues, les masser un peu pour en chasser les rougeurs. « Peut-être bien. Je serais ravie que tu t'inquiètes pour moi, Jessie. » Et voilà que tu flirtes, maintenant. Elle est passée où, la Tetsu timide, la Tetsu qui manque de confiance en elle, qui fait des crises d'angoisse lorsqu'elle a un examen à passer ?
Disparue,
envolée
(effacée)
Oubliée le temps d'une soirée.

« Plus sérieusement, » Et tes pupilles le cherchent, tu ne continues ta phrase que lorsque tu le trouves. « Je suis là. Si tu as besoin... De quoi que ce soit. »